Cet article met en avant le contenu de la présentation de Thierry Pouch, agro-économiste français qui a été invité par l’ARSIA lors de son assemblée générale fin juin pour éclairer l’assemblée sur les perspectives économiques et géopolitiques pour l’élevage wallon et européen. Cet article est un résumé de son intervention préparé sur base d’un article rédigé par l’ARSIA sur son site internet et complémenté d’éléments ajoutés par les chargés de mission du Collège des Producteurs.
M. Pouch s’est appliqué à donner aux acteurs présents des clés pour une meilleure compréhension des tendances en cours et des évolutions à l’œuvre. Toutefois, face à un futur rempli d’incertitudes, un monde bouleversé, des marchés nerveux, instables, il a insisté sur le fait que plus aucun expert ne s’avancerait plus à des prévisions certaines ni à rassurer les éleveurs et leur indiquer comment et à quel moment investir, acheter, vendre, …
L’orateur, Thierry Pouch, est Docteur en sciences économiques, Chef économiste aux Chambres d’Agriculture France et chercheur associé à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Auteur de très nombreux articles et ouvrages portant sur la mondialisation des échanges agricoles, la PAC, le Brexit, il participe activement au Groupe de travail sur la PAC et est membre de l’Académie d’Agriculture de France.
Chocs successifs
La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont révélé les limites de la mondialisation et mis au jour l’état des rapports de force qui se jouent sur les marchés agricoles. Face au retour de l’inflation dont nous nous pensions protégés en Europe, ces crises nous interpellent : vont-elles accélérer ou ralentir les mutations précédemment enclenchées ? Cela concerne directement le modèle agricole où l’on oppose souvent extensification ou intensification, recours aux engrais et aux pesticides, etc … Va-t-on vraiment sortir d’un modèle de façon accélérée d’autant plus que le dérèglement climatique s’accélère, ou au contraire, souscrire à la notion de souveraineté alimentaire.
L’autonomie sur la sellette
Suite à la pandémie, l’Union Européenne, une des premières puissances du monde, constate avec effroi qu’il n’y a pas de masque, pas assez de respirateurs, … ; elle dépend soudainement du monde extérieur pour se soigner. S’y ajoute la dépendance du monde de l’élevage aux protéines végétales (soja), existant depuis les accords avec les Etats-Unis au début des années 60.
La guerre en Ukraine a ensuite mis en évidence la dépendance énergétique en gaz et pétrole, en engrais (18 % exportés par la Russie) ou encore en huile de tournesol (80 % exportés par la Russie et l’Ukraine). La réaction européenne a alors été une volonté de retour affirmé vers la souveraineté alimentaire et énergétique. Après 30 à 40 années de mondialisation à outrance dont le bilan s’annonce aujourd’hui nécessaire.
Le retour de l’inflation
En 2022, le pic de l’indice des prix des produits alimentaires a dépassé les pics de 2018 -2012.
Heureusement, les récoltes céréalières ont atteint des records en 2022. Grâce à cela et à l’accord maritime en Ukraine, le prix des céréales a diminué, soulageant un peu les éleveurs.
Dans la zone Euro, en avril 2023, le taux d’inflation annuelle est en moyenne de 7 % avec des extrêmes importants. Résultat : les consommateurs vont au premier prix, diminuent les volumes d’achat. En Bio, c’est la catastrophe. En France, on assiste même à des déconversions d’agriculteurs bio !
Tendances de fond
On le sait, tant en France qu’en Belgique, le nombre d’agriculteurs diminue, leur âge moyen augmente. Quelle politique mener pour attirer les jeunes, démotivés à juste titre ? L’agriculture et l’autonomie alimentaire redeviennent une priorité et dans le même temps, la baisse de la consommation de viande et de produits laitiers est bien amorcée, associée à des recommandations de sobriété. Publié en mai 2023, le rapport de la Cour des Comptes française centré sur les aides publiques allouées à l’élevage bovin préconise de réduire drastiquement le cheptel bovin, de 37 à 39 % d’ici quelques années. En effet, les aides publiques ne sont pas économiquement efficaces et pour le redevenir doivent être concentrées en réduisant le cheptel. Il s’agit aussi d’être en phase avec les recommandations européennes et du GIEC sur les émissions de gaz à effet de serre. Mais si réduction du cheptel bovin il y a et si le consommateur maintient sa consommation de viande, l’orateur en rappelle la conséquence : les importations reprendront de plus belle, l’impact écologique sur place dans les pays producteurs et lié aux transports aussi. En important des aliments, on importe aussi des gaz à effet de serre, de l’eau, et des intrants qui ont dû être consommés sur place !
Grands défis et paradoxes
Dans un autre monde (il n’y a pas si longtemps), l’intensification des élevages en Europe était synonyme de progrès, de productivité, de satisfaction des besoins alimentaires, de performances des exploitations agricoles. Aujourd’hui, l’élevage est un secteur stigmatisé, confronté à une perception négative généralisée : contribution de l’élevage au réchauffement climatique, concurrence dans l’usage des surfaces et des productions végétales (plus de végétaux versus moins d’animaux), perte de biodiversité, pathologies nutritionnelles, bien-être animal, … Et pourtant martèle l’orateur, que de rôles positifs ! L’agriculture et l’élevage subviennent aux besoins des populations pauvres dans plusieurs régions du monde, tant en protéines végétales qu’animales, et répondent aux besoins de pays en pleine croissance, en Asie particulièrement. Que d’emplois induits en amont et en aval dans tous les secteurs : producteur d’aliments, d’intrants, transformateurs, commerçants, encadrants et conseillers, institutions publiques et privées, structures d’enseignement, vétérinaires ruraux … Quel avenir pour nos paysages s’ils ne sont plus entretenus par nos animaux et leurs éleveuses et éleveurs ? Entre eux, c’est aussi et souvent une histoire d’attachement, de soins, de respect du bien-être. Enfin, si la production nationale fait défaut, quid, comme déjà évoqué, de l’impact des importations transatlantiques ?
Le contexte actuel pose la question des rôles de l’agriculture et de de l’élevage. Evidemment, la production alimentaire restera primordiale mais il y a fort à parier que d’autres opportunités se développent ; production énergétique (méthanisation et agrivoltaïsme), stockage de carbone, production de biocarburants, production de matériaux bio-sourcés, renforcement du rôle écologique des fermes … De nouveaux modèles de production sont en développement.
Tenir compte du reste du monde
La carte mondiale des terres cultivables (carte 1) est édifiante : les étendues de terres arables sont assez réduites et réparties de manière peu égalitaires ; peu de pays en disposent en suffisance. Seuls l’Amérique du Nord, l’Europe, la Russie, l’Inde se distinguent pour leurs disponibilités alimentaires. Superposer cette carte avec la carte de la croissance démographique (carte 2) est un exercice intéressant. On constate que les zones de fortes croissance démographiques (Afrique subsaharienne, Asie du Sud-Est péninsule Indienne) n’étant pas en parfaite adéquation avec les zones de terres arables, cela créé un besoin d’approvisionnement extérieur important pour certaines régions du Monde. Ces zones manquent de nourriture et continueront à en manquer.
Selon les statistiques, le Monde ne va pas consommer moins de viande – notamment celle de volailles (faible prix, bonne image et pas d’interdit religieux). La consommation carnée augmente en Asie, en Amérique latine, et même en Europe (hors Europe de l’Ouest), pour des raisons sociologiques ou de pouvoir d’achat. La Chine en termes de produits laitiers est une grosse importatrice, tout en travaillant activement à son retour à l’autonomie alimentaire.
L’Europe dispose d’un potentiel agricole exceptionnel et de qualité. Selon l’économiste, prôner le retour vers la sobriété alimentaire est impossible ; nous ne sommes pas seuls. Il faut produire car il faut nourrir les pays en difficulté, tels que les pays voisins au Moyen-Orient, non seulement par solidarité ou commerce, mais aussi pour maîtriser les conséquences géopolitiques telles que les conflits, les migrations massives, … Avec toutefois la question des accords de libre-échange où l’agriculture européenne est à la fois en position offensive et défensive. Ce qui explique les demandes du secteur agricole et d’associations pour étudier l’impact du cumul de ces accords sur l’agriculture et l’environnement en Europe et dans les pays partenaires et développer des clauses miroirs.
Conclure ?
Un exercice bien difficile pour l’orateur, au vu des multiples contradictions. Si on actionne le levier économique, il se télescope avec le levier climatique, ou sociologique, ou politique. Quoi qu’il en soit, nous sommes en pleine mutation, dans une phase qu’il qualifie de « destruction créatrice » : un modèle productif s’essouffle, est contesté, un nouveau est à réinventer…mais il reste mal identifié, avec quels acteurs et pour quelles finalités ?
M. Pouch se dit interpellé par la gouvernance climatique qui, avec la guerre en Ukraine, a révélé son « impensé géopolitique » se heurtant à l’inflation, à l’importance de l’alimentation… et donc de l’a « Mais aujourd’hui, on ne peut plus raisonner en termes strictement agricoles, que ce soit sur les questions de disponibilité et d’usage de terres, d’eau, d’énergie et d’alimentation, compte tenu des variables économiques, politiques, sanitaires, environnementales, militaires, … Il y a autant d’opportunités que de risques dans toute entreprise ». Dans notre pays, riche de ses terres, ses pâturages, son cheptel et pour les gérer, de ses éleveurs hautement professionnels, puissions-nous encore saisir ces opportunités en Belgique !